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UNE BELLE HISTOIRE

 

En 1999, quand sort le livre de Jacqueline Tobin et Raymond G. Dobard, Hidden in plain view, le monde du patch découvre tout à coup le rôle qu'auraient joué les quilts avant et pendant la guerre de Sécession, dans le cadre de l'Underground Railroad. Ce terme (en français "le chemin de fer souterrain") désigne à la fois les itinéraires pour s'échapper et le réseau qui aida entre 1830 et 1860 les esclaves noirs à fuir les états esclavagistes du sud des Etats-Unis.

   

La notion d'un message caché dans les quilts de cette époque naît dans les années 1980, dans un mouvement de renaissance du folklore consécutif aux commémorations du bicentenaire de l'indépendance des Etats-Unis (4 juillet 1776). Une idée approchante est reprise ensuite dans un livre pour enfant, Sweet Clara and the freedom quilt, de Deborah Hopkinson, où l'héroïne réalise un quilt représentant une carte de la plantation où elle vit et qu'elle utilise pour s'échapper. Il n'est toutefois jamais fait mention d'un "code". 

 

Sur un marché touristique de Charleston (Caroline du sud), au début des années 1990, J. Tubin rencontre Ozella Williams, une vieille femme noire qui vend des quilts en mentionnant l'existence d'un code caché. Pressée par J. Tubin et se sachant condamnée, elle finit par accepter de réveler ce code secret jusque-là farouchement gardé dans sa famille : les différents motifs que l'on retrouve couramment sur les quilts servaient à relayer des messages secrets pour aider les esclaves à préparer leur fuite vers le nord. L'organisation de chaque motif avait un sens bien précis et les noeuds de matelassage auraient contenu des informations secrètes sur les itinéraires et les distances entre les maisons amies, comme une carte pour des esclaves qui ne savaient ni lire ni écrire. Les quilts, que l'on avait coutume d'étendre de temps à autre à l'extérieur des maisons, étaient ainsi visibles de tous, mais seuls les initiés étaient en mesure de les déchiffrer. Ozella décèdera peut avant la publication du livre. 

 

 

LE "CODE" 

 

Certains motifs auraient ainsi été à la base d'un code secret complexe.

Par exemple, le vol d'oies, en fonction de la configuration des triangles, aurait permis d'indiquer aux fuyards la direction à prendre pour aller vers le nord. Le chemin de l'ivrogne signifiait qu'il ne fallait pas aller en ligne droite, afin de mieux semer ses poursuivants. La roue du chariot indiquait que la fuite pourrait se faire en chariot, et le log cabin qu'il fallait chercher un refuge. La croisée des chemins désignait la ville de Cleveland, dans l'Ohio, et l'étoile du Nord, la destination à atteindre, le Canada. Le chasse-mouche désignait une personne de confiance de l'Underground Railroad et le bateau était le signal qu'il faudrait prendre un bateau ou qu'un cours d'eau était proche . Enfin, les cubes empilés ou l'échelle de Jacob donnaient le signal du départ. Il existe d'autres blocs, qui n'ont pas été utilisés dans le quilt que j'ai réalisé. 

  Patch esclaves termine (6)

 En haut, deux variantes de la roue du chariot (ou roue du charpentier).

 En bas à gauche la croisée des chemins, à droite le log cabin. 

 

Patch esclaves termine (7)

 En haut à gauche, l'étoile du Nord, et à côté une variante du vol d'oies. Les noeuds papillons (en bas à gauche) indiquaient qu'il fallait passer de nouveaux vêtements ; en bas à droite, les cubes empilés.

 

Patch esclaves termine (8)

En haut, le chasse-mouche ( à gauche) et le vol d'oies.

En bas, le chemin de l'ivrogne et le bateau.

 

Patch esclaves termine (9)

   En haut à gauche, l'échelle de Jacob, et à droite la clé à molette, signe qu'il fallait rassembler tous ses outils. En bas à gauche, la patte de l'ours indiquait qu'il fallait suivre une piste d'ours pour trouver eau et nourriture et/ou passer par la montagne, et le panier qu'il fallait prendre des provisions.

 

 

MYTHE OU REALITE ? 

 

Les historiens des quilts et les spécialistes de cette période de l'histoire américaine se sont penchés sur ce témoignage. Leurs recherches ont montré qu'avant cette récente occurence, il n'avait jamais été fait mention du rôle des quilts comme porteurs de messages dans l'Underground Railroad. Les témoignages des anciens esclaves, ou de leurs descendants directs, et des abolitionnistes recueillis dans les années 1930 aux Etats-Unis dans le cadre du Works Progress Administration Project n'en parlent jamais et la fabrication de quilts pour cet usage précis n'apparaît pas non plus dans les sources primaires telles que les journaux intimes, les inventaires ou les lettres. Les détails du "code" ne sont pas compatibles avec les preuves documentées de l'Underground Railroad, des conditions de vie des esclaves, de la fabrication des quilts et des traditions africaines, même si l'on sait que de nombreux motifs de quilts ont leur racine dans ces traditions apportées par les esclaves.

 

cabane de John Brown-2

La maison natale de John Brown, abolitionniste célèbre (coll. privée)

 

De plus, il est impossible de savoir quels blocs existaient déjà au milieu du XIXe siècle et quel nom on leur donnait alors, noms par ailleurs très fluctuants. S'il existe bien un ancien bloc appelé justement "Underground Railroad", les quilts utilisant ce motif datent tous des années 1890 et après. Ce motif était d'ailleurs appelé autrefois "échelle de Jacob".

 

Vision idéalisée d'une culture et d'une population, ce code a très vite été assimilé dans l'imaginaire collectif américain comme un fait établi, et même enseigné dans les écoles, et utilisé comme un puissant outil de marketing.

Devant le manque de preuves, ses défenseurs arguent avant tout du secret qui a toujours entouré ce code dans les familles des descendants d'esclaves, même si l'on peut objecter que plusieurs décennies après l'abolition de l'esclavage, la peur des répercussions liées au dévoilement d'un tel secret ne devait plus exister. De plus, aucun d'entre eux n'a pu pour l'instant apporter la moindre preuve formelle et de multiples versions contradictoires du code ou de l'utilisation des quilts circulent.

 

Alors, le quilt des esclaves, mythe (lucratif) ou réalité historique ? Aujourd'hui, en l'absence de preuves, la balance penche nettement en faveur de la belle légende, mais bien éloignée de toute vérité historique. 

Ce qui n'empêche en rien la réalisation d'un bel ouvrage en laissant notre imagination vagabonder à loisir !

 

Novembre 2010 

 

 

Patch esclaves termine (3)

 

 

Bibliographie non exhaustive (en anglais, sauf les deux dernières références)

 

- Jacqueline L. Tobin et Raymond G. Dobard, Hidden in plain view: the secret story of quilts and the underground railroad, Doubleday, New York, 1999.

- Deborah Hopkinson, Sweet Clara and the freedom quilt, Reading Rainbow, 1993.

- Patricia L. Cummings, The secret quilt code. Underground railroad quilt blocks, the roots and impact of a new american myth, 2005 et 2008, une étude critique très complète, sur ce site.

- Leigh Fellner, The Underground railroad quilt code, 2010, un autre article très documenté sur la genèse et le développement de cette histoire.

- Underground railroad quilt code, avec un lien vers les différents blocs et leur code.

- The Underground Railroad sur Wikipedia. 

- Toujours sur Wikipedia, les quilts de l'Underground Railroad ; voir aussi la bibliographie en fin d'article.

- Eleanor Burns, Underground railroad sampler, Quilt in a Day, 2003. 

- D. Ruffel et L. Lambert, Quilts des esclaves ou le chemin vers la liberté, Les nouvelles du Patchwork, n° 72, mars 2002, p. 72-73.

- C. Billard, Un code secret dans les quilts américains de l'Underground Railroad... Réalité ou légende ?, Les nouvelles du Patchwork, n° 84, mars 2005, p. 46-51. 

 

 

 

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